99% DE LA VILLE DE DEMAIN EXISTE DÉJÀ
- Sciences Po Urba

- 16 oct.
- 7 min de lecture
Quand l'inventaire architectural devient outil de transformation territoriale

Le 15 octobre 2025 paraît Architecture contemporaine dans le Morbihan, un ouvrage porté par la Direction Départementale des Territoires et de la Mer du Morbihan (DDTM 56) avec les architectes Goulven Jaffrès, Clément Gy et Nicolas Passemier et la photographe Kourtney Roy. L'ouvrage documente 32 bâtiments construits entre 1930 et 2015 : halles, chapelles, écoles, maisons... Un patrimoine ordinaire mais méconnu. Dans un contexte où la loi Climat et Résilience impose le Zéro Artificialisation Nette des sols d'ici 2050¹, cette initiative pose une question centrale : comment un inventaire architectural départemental peut-il devenir un outil opérationnel des transitions territoriales ?
Le stock bâti du XXe siècle :
Entre patrimoine reconnu et patrimoine ordinaire
99% du patrimoine existe déjà
Depuis 2018, à peine 1% du parc de logements français se renouvelle chaque année : la ville de demain est déjà construite à 99%. Les écoles des années 1960, les grands ensembles de l'après-guerre, les tissus pavillonnaires constituent le support matériel des transformations futures des territoires. La question n'est donc plus "que construire ?" mais "comment transformer ?".
Le paradoxe du patrimoine français
En France, 46 000 bâtis sont protégés au titre des monuments historiques, concentrant, de surcroît, l'attention des politiques patrimoniales sur un nombre limité de communes. À l'inverse, d’après la Fondation du patrimoine, 295 800 monuments non protégés restent méconnus, dont 67 400 seraient dans un état critique. Ce patrimoine ordinaire, peu identifié, porte un fort potentiel de transformation. Être attentif à ces architectures dites “banales”, permet d'identifier leurs qualités tout en envisageant leur capacité à muter.
Démolir, produire ou transformer ?
Trois options s'offrent aux acteurs de l'aménagement. La première consiste à démolir et reconstruire, au risque de perdre l'énergie grise, l'histoire et l'identité territoriale, tout en générant d'importants volumes de déchets. La deuxième produit du bâti à durée de vie limitée, financé sur le court terme, générateur de vétusté rapide. La troisième voie privilégie la transformation de l'existant : capitaliser sur ce qui est là, améliorer, densifier, reprogrammer. L'ouvrage documente et défend cette dernière approche, la plus exigeante mais aussi la plus riche.


Comment transformer ?
Cinq leviers pour transformer le bâti existant
Une méthodologie opérationnelle
La DDTM 56 a joué un rôle déterminant dans l'orientation de cet ouvrage, articulant mise en œuvre des politiques publiques et sensibilité architecturale. Le Morbihan fait face à des défis spécifiques, tels que l'érosion côtière et la submersion marine, la pression foncière et démographique, les conséquences du tourisme… Les cinq motifs présentés constituent des champs d'actions prioritaires et forment une grille de lecture opérationnelle pour les élus et aménageurs. Cette méthodologie embrasse la diversité des typologies architecturales et des territoires étudiés : des équipements publics aux habitats privés, du littoral et de l'intérieur des terres.
1. Améliorer la performance thermique
Le patrimoine étudié présente souvent des performances énergétiques limitées. La réhabilitation thermique n'est pas qu'une mise aux normes : elle devient l'opportunité de révéler et de compléter les qualités architecturales d'origine. Cette approche suppose une lecture sensible du bâtiment : identifier ses atouts climatiques, intégrer isolation et protections solaires dans la logique compositionnelle, valoriser la ventilation naturelle. Améliorer sans dénaturer fait de la réhabilitation énergétique un véritable acte architectural.

La Glacière d'Étel démontre ces possibilités. Construite en 1946, cette usine produisait jusqu'à 100 tonnes de glace par jour pour la pêche au thon. Abandonnée depuis trente ans, la municipalité la transforme en laboratoire des énergies marines. Là où l'on fabriquait du froid, une hydrolienne capture désormais l'énergie des courants. L'eau de mer alimente un système qui régule naturellement la température du bâtiment. La toiture accueille des panneaux photovoltaïques organiques et flexibles, complétant ce triptyque énergétique renouvelable.

2. Entretenir le bâti
Tout bâtiment vieillit, s'use, se patine. Loin de voir cette usure comme une dégradation à effacer, l'architecte peut la considérer comme une richesse, une mémoire. L'entretien devient un art de se réapproprier continuellement son habitat. La réhabilitation devient un acte de lecture fine : quelles parties méritent d'être conservées, consolidées, transformées ?

Le Yacht Club de Carnac illustre cette approche. Au XVIe siècle, face à la pénurie de grands arbres, la charpente à petits bois permet d'assembler des pièces courtes pour créer des structures robustes. En 1965, l'architecte Yves Guillou réactualise ce principe avec des petites sections de bois exotique, assemblées sans vis ni clous. Les assemblages traditionnels "japonais" par emboîtements et chevilles rendent le bâtiment entièrement démontable, facilitant le réemploi des éléments dans de futurs projets.

3. Transformer les usages, adapter les espaces
Les usages évoluent plus vite que les bâtiments. Un bureau devient logement, une école se transforme en tiers-lieu, une halle industrielle accueille un marché. L'architecture du déjà-là doit imaginer cette flexibilité programmatique en intégrant modularité, réversibilité et mutualisation des fonctions. À Arradon, la transformation de la base nautique témoigne de cette adaptabilité.

La base nautique d'Arradon, conçue en 2015 par l'architecte Nicolas Dessauvage, exploite la pente naturelle de 5 mètres de dénivelé. Son "bâtiment-ponton" relie directement la route à la mer et devient aussi bien un espace public surplombant l'eau, qu'un équipement. Cette stratification verticale clarifie les usages : en haut, l'espace public de contemplation ; en bas, les activités nautiques. Le projet réhabilite et réorganise un site générant auparavant des usages conflictuels.

4. Sanctuariser les limites, densifier la ville
Entre 2011 et 2021, 24 000 hectares d'espaces naturels, agricoles et forestiers ont été urbanisés en moyenne chaque année en France. L'architecture qui s'occupe du déjà-là doit sanctuariser les limites entre l'urbain, la nature et les territoires agricoles. Dans les centres urbains, la densification doit offrir lumière, extérieur et multi-orientation pour donner envie d'habiter.

Le Palais des congrès de Lorient illustre ces enjeux. Construit en 1968 par les architectes Henri Auffret et Maurice Ouvré, il prend place sur une ancienne vasière comblée du bassin à flot, redessinant la limite entre ville et port. Cette implantation sur un espace gagné sur l'eau illustre la relation de Lorient avec son environnement maritime, source de développement économique mais aussi de vulnérabilité face aux submersions. L'élévation du niveau de la mer impose de repenser l'architecture : le rez-de-chaussée pourrait être réaménagé pour accueillir les épisodes de submersion grâce à des matériaux résistants. Le parc Jules Ferry se transformerait en allié contre les inondations avec ses bassins de rétention paysagers qui captureraient l'eau lors des tempêtes.

5. Réconcilier bâti et milieux vivants
Plutôt que s’imposer, les constructions sont désormais appelées à composer avec les écosystèmes : sol, faune, flore, cycle de l'eau. S'occuper du déjà-là impose de garantir la perméabilité des sols, la circulation de la faune et la pérennité de la flore.

La maison Le Bras à Baden illustre cette cohabitation. Construite en 1968 par l'architecte Roger Le Flanchec, cette maison semi-enterrée de plan circulaire disparaît presque entièrement sous un manteau végétal. La structure en béton supporte des épaisseurs importantes de terre qui confèrent une inertie thermique exceptionnelle, créant un microclimat intérieur stable sans systèmes énergivores. La toiture végétalisée offre un habitat aux insectes pollinisateurs et aux arthropodes. L'eau de pluie, captée puis infiltrée à la parcelle, nourrit ce jardin suspendu.

De l'inventaire à l'action territoriale
Croiser les regards artistique, technique et prospectif
Cette recherche croise trois regards complémentaires. La photographe Kourtney Roy met en scène ces architectures par des images poétiques. Les architectes Clément Gy et Nicolas Passemier les re-dessinent pour révéler leurs qualités spatiales et constructives. Goulven Jaffrès rédige des textes prospectifs interrogeant leurs transformations possibles. Cette approche collaborative rompt avec les codes de l'inventaire patrimonial classique : elle documente à la fois l'état existant et révèle les potentiels transformatifs de chaque bâtiment.
De l'inventaire à un outil de sensibilisation
L'ouvrage rend visible le patrimoine ordinaire méconnu, souvent déconsidéré. L'objectif est d'enrichir le regard que nous portons collectivement sur ces architectures contemporaines. En documentant des projets exemplaires, la publication cherche à contrer le réflexe de la démolition-reconstruction par la pédagogie et les exemples concrets. Elle ambitionne aussi de diffuser une culture architecturale auprès des décideurs locaux et constitue un socle partagé de connaissances. La publication peut inspirer des choix d'aménagement et nourrir les stratégies de transition territoriale à différentes échelles. La méthodologie développée par la DDTM 56 offre un cadre reproductible pour d'autres départements confrontés aux mêmes enjeux.
Un triple changement de regard
L'ouvrage appelle à un triple changement de perspective. Sur le patrimoine d'abord : du fardeau à la ressource. Le déjà-là cesse d'être perçu comme un obstacle pour devenir un potentiel à valoriser. Sur les métiers ensuite : de la conception ex nihilo à la transformation contextualisée. L'architecte, le maître d'ouvrage, les entreprises deviennent des interprètes sensibles, des artisans de la transformation. Sur les politiques publiques enfin : de l'inventaire documentaire à l'outil opérationnel d'action. La connaissance devient un levier de transformation territoriale.
Une architecture de la transformation
Parce que nous n'appartenons plus à un monde infini, nous devons composer avec ce qui est déjà là. Les bâtiments documentés dans cet ouvrage sont à la fois l'expression d'un temps révolu et l'espérance d'un futur désirable.
Parcours
Goulven Jaffrès est architecte-urbaniste. Formé à l'ENSA Nantes, à l’ENS des Arts Décoratifs et à Sciences Po Paris (Cycle 2023-2024), il a exercé dix ans en agences d'architecture avant de créer Points-Communs, association spécialisée dans les stratégies territoriales et la programmation au sein de patrimoines vacants (notamment par l'accompagnement de la Ville de Grenoble sur le devenir de la cité universitaire du Rabot). Maître d'ouvrage chez Paris Habitat, il conduit aujourd'hui des projets de construction neuve et de réhabilitation de logements sociaux. Ses travaux explorent la transformation du patrimoine ordinaire comme levier de mutation territoriale, articulant conception architecturale et stratégies urbaines en collaboration avec élus, habitants et techniciens.
Rendez-vous
➜ "Architecture contemporaine dans le Morbihan" sera disponible en librairie dès le 15 octobre (22€, éditions Locus Solus).
➜ Photographies de Kourtney Roy exposées du 18 octobre 2025 au 29 mars 2026 à LIMUR - 31 rue Thiers 56000 Vannes. Entrée libre.


Loi n°2021-1104 du 22 août 2021 portant lutte contre le dérèglement climatique et renforcement de la résilience face à ses effets, avec objectif intermédiaire de réduction de 50% de la consommation d'espaces naturels, agricoles et forestiers entre 2021 et 2031.
INSEE, Le parc de logements au 1er janvier 2024, Insee Focus n°332, 2024.
Ministère de la Culture, Bilan de la protection au titre des monuments historiques - chiffres-clé au 1er janvier 2022, 2023.
Fondation du patrimoine, Observatoire du patrimoine non protégé, septembre 2024.
Ministère de la Transition écologique, Communiqué de presse "Zéro artificialisation nette", 27 novembre 2023.
Initié par la Direction Départementale des Territoires et de la Mer du Morbihan et l'architecte-conseil de l'État dans le Morbihan, le projet a été soutenu par : le Conseil Départemental du Morbihan ; 7 collectivités partenaires ; la Direction Régionale des Affaires Culturelles ; le Conseil Régional de l’Ordre des architectes de Bretagne et le le Conseil d’Architecture, d’Urbanisme et d’Environnement du Morbihan.
Crédits photographiques : Kourtney Roy




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