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Regards croisés : faire de l’urbanisme en Inde

En mai 2024 à l'occasion d'un séjour en Inde, Justin Felix, géographe et urbaniste à la SPL Val de Seine Aménagement, a interrogé Diane Bittar, une ancienne cycliste qui vit et travaille aujourd’hui à New Delhi.



Marché aux fleurs de Calcutta. Diane Bittar


I. Le rôle de l'AFD et les missions de Diane Bittar


Sciences Po Urba : Diane, pourrais-tu présenter ton parcours et ce qui t’a conduit à travailler à New-Delhi pour l’AFD ?


Diane Bittar : Je suis architecte de formation. Pendant mes études, j'ai eu l'opportunité de réaliser un stage à Pékin en Chine, au sein de l'Institut d'Urbanisme et de patrimoine de la ville. C'était une expérience fascinante, notamment parce que j'ai travaillé sur un projet de réhabilitation d'une ligne de chemin de fer reliant le sud de la Chine au Vietnam. Cela m’a donné un premier aperçu du métier d’urbaniste. J'ai également fait un second stage au sein du port de Tripoli au Liban, où j’ai contribué à l’extension du port et travaillé sur des questions d'habitat informel.

Après l'obtention de mon master en architecture et de mon habilitation à la maîtrise d'œuvre, j'ai travaillé pendant un an dans un cabinet d'architecture spécialisé en logement social.

Mon intérêt pour l'urbanisme s'est vraiment renforcé après ces premières expériences professionnelles. En 2021, j'ai intégré le Cycle d'Urbanisme, où je me suis particulièrement intéressée aux enjeux sociaux et climatiques liés à la fabrique de la ville. J'ai approfondi ces sujets, ce qui m'a naturellement conduit à envisager une carrière internationale. J'ai décroché un Volontariat International en Administration (VIA) à l'Agence Française de Développement (AFD) au sein de l'agence de New Delhi, pour travailler sur leur portefeuille en urbanisme, eau et assainissement.

Aujourd'hui, je me trouve au cœur d'une région en pleine expansion, confrontée à des défis climatiques et urbains de taille. Mon poste à l'AFD à New Delhi me permet de m'impliquer dans une grande diversité de thématiques urbaines. J'ai ainsi l'opportunité de contribuer à des solutions urbaines innovantes et durables, en collaborant avec des acteurs locaux et internationaux.

 

Sciences Po Urba : Quelles sont tes missions et les sites sur lesquels tu travailles ?


Diane Bittar : Je suis actuellement en charge de trois programmes urbains en collaboration avec le Ministère du Logement et des Affaires Urbaines de l'Inde. Ces initiatives englobent une variété de projets urbains, allant du logement social aux espaces publics, en passant par les berges de rivières, les parcs de biodiversité, ainsi que des initiatives en matière d'eau, d'assainissement et de gestion des déchets solides. Chaque programme se compose d’une dizaine de villes, que je supervise avec une équipe dédiée au sein du ministère. Nous effectuons des visites sur le terrain tous les deux à trois mois pour débloquer les problématiques et suivre les progrès.

Ces programmes sont conçus pour stimuler la réflexion sur le climat tout en apportant un autre regard aux projets. Le but est aussi de sensibiliser les municipalités aux enjeux climatiques et d'impliquer activement les habitants dans la mise en œuvre des projets.

L’intervention se déploie à plusieurs niveaux - municipal, fédéral et national - pour développer des projets dans les villes et diffuser les meilleures pratiques urbaines. À terme, ces projets pionniers visent à être reproduits dans d'autres villes indiennes, créant ainsi un véritable laboratoire urbain.

Mon rôle consiste à accompagner le ministère dans le déploiement de ces projets (de la conception à la mise en œuvre) et à garantir leur conformité avec les réglementations environnementales et sociales que nous avons définies ensemble (sécurité, inclusion des femmes, relocalisation de population, nuisances environnementales de certaines infrastructures, etc). Cela est essentiel pour assurer que les projets soient durables et acceptables pour les communautés locales ainsi que toutes les parties prenantes.



Usine de tri des déchets, Indore. Diane Bittar

 

Rénovation d’une école à Chennai, avec amélioration du bâti existant, salles rénovées, fenêtres agrandies (ventilation et lumière naturelles), toilettes modernisées, réaménagement des espaces (cours de récréation avec une grande place donnée à la végétation). Diane Bittar

 

Centre de santé construit en zone rurale de la ville d’Amravati. Diane Bittar

 

 

Sciences Po Urba : Quel est le rôle de l’AFD et comment l’AFD travaille-t-elle avec les autorités indiennes ? Comment s’organise la gouvernance ?


Diane Bittar : L'Agence Française de Développement (AFD) est une institution financière publique française qui opère sous la tutelle du ministère de l'Économie et des Finances et du ministère de l'Europe et des Affaires étrangères. Son rôle est de promouvoir le développement économique et social dans les pays en développement et émergents, en mettant en œuvre des projets et des programmes visant à réduire la pauvreté, à améliorer les conditions de vie des populations et à soutenir la durabilité environnementale.

En Inde, l’AFD intervient dans divers secteurs stratégiques tels que la biodiversité, l'énergie, l'eau, l'assainissement et le développement urbain. Dans ce dernier domaine, notre approche se distingue par l'utilisation de prêts souverains, facilitant ainsi un soutien direct au gouvernement indien (dans ce cas État français prête de l’argent à État indien). L’idée est d’appuyer des programmes nationaux déjà mis en place par le gouvernement, en apportant une approche complémentaire et innovante, souvent se focalisant sur le climat. Contrairement aux méthodes traditionnelles de financement de projets spécifiques, cette méthode vise à renforcer la capacité des autorités à atteindre leurs objectifs de développement à travers des politiques et des réformes intégrées. Toutefois, cette approche innovante soulève plusieurs défis. Elle nécessite un accompagnement rigoureux pour garantir une utilisation transparente et efficace des fonds, conforme aux objectifs fixés. C'est pourquoi l’AFD collabore étroitement avec les partenaires locaux pour assurer que chaque initiative contribue de manière significative à l'amélioration des conditions de vie et à la résilience des villes indiennes.

 

II. L’urbanisme en Inde : quelles préoccupations et spécificités ?


Sciences Po Urba : L’Inde est un pays émergent marqué par une forte croissance économique, 5e puissance économique mondiale. C’est aussi le pays le plus peuplé au monde et sa capitale, Delhi, compte plus de 33 millions d’habitants. Quelles menaces pèsent sur le développement rapide du pays, à quels défis doit-il faire face ?


Diane Bittar : La question du développement rapide en Inde est intrinsèquement liée aux défis climatiques auxquels ses populations sont confrontées. L'Inde fait face à une série de défis complexes, amplifiés par sa vaste étendue et sa géographie diversifiée. Le nord de l’Himalaya, crucial comme réservoir d'eau, est gravement touché par la fonte des glaciers, ce qui réduit non seulement l'accès à l'eau douce mais augmente également les risques de catastrophes naturelles telles que les inondations et les glissements de terrain. En parallèle, les zones côtières du pays sont vulnérables aux cyclones et aux tempêtes, posant ainsi des risques significatifs pour les populations et les infrastructures côtières. La montée du niveau de la mer représente une menace directe pour les terres agricoles en provoquant l'infiltration d'eau salée dans les aquifères côtiers, ce qui compromet la productivité agricole et menace la biodiversité marine, essentielle pour les moyens de subsistance locaux. De plus, la population rurale de l’Inde dépend directement des secteurs sensibles au climat tels que l'agriculture, la forêt et la pêche. Les projections climatiques prévoient une augmentation des températures ainsi qu'une intensification des moussons, ce qui accentuera les pressions sur ces secteurs vitaux. Sur le plan urbain, ces phénomènes ne feront qu’amplifier les défis d’accès à l’eau potable, la gestion des déchets, de logements et d'infrastructures urbaines.


Les glaciers de l'Himalaya, réservoir d'eau stratégique pour l'Inde. Diane Bittar



Le fleuve Hooghly, branche indienne sacrée du delta du Gange traversant Calcutta et y charriant des eaux contaminées par l'activité humaine. Diane Bittar


Sciences Po Urba : Le pays fait face à des crises climatiques d’ampleur (inondations, canicule et sécheresse, désertification…). Pourrais-tu nous éclairer sur la façon dont les enjeux environnementaux sont intégrés dans les projets urbains ?


Diane Bittar : Lors de la COP26 (2021), le pays s'est engagé à atteindre la neutralité carbone d'ici 2070. L'Inde a alors lancé plusieurs initiatives nationales visant à intégrer ces enjeux environnementaux. Elles ont pour objectifs de mettre l’accent sur la résilience des villes à travers diverses thématiques (gestion des déchets, patrimoine, eau et assainissement, logement, ou encore biodiversité).

Cependant, la plupart de ces programmes urbains ne parviennent pas encore à intégrer de manière durable ces stratégies. Ils encouragent les villes à investir dans les infrastructures de transports non motorisés, assainissement des eaux, la gestion des déchets et les bâtiments économes en énergie. Malgré ces recommandations, leur mise en œuvre reste limitée jusqu'à présent. Les projets développés dans le cadre de ces programmes nationaux se concentrent souvent sur des infrastructures traditionnelles sans véritable ambition d'atténuation des impacts environnementaux. Cette réalité s'explique en partie par le déficit significatif en infrastructures de base dans de nombreuses villes indiennes. Des défis majeurs comme l'accès à l'eau, ainsi que les insuffisances en matière de logement demeurent des priorités pour les autorités municipales.


Visite d'une décharge à Ranchi dans le cadre d'un projet de restructuration de la gestion des déchets municipaux. Les chiffonniers trient les déchets, récupèrent les matériaux recyclables et les revendent sur les marchés locaux. Diane Bittar


Sciences Po Urba : L’Inde est un pays organisé en 28 États et 8 territoires de l'Union. Les États sont des entités autonomes qui ont leur propre gouvernement et législature, tandis que les territoires de l'Union sont administrés directement par le gouvernement central. Comment la planification urbaine en Inde est-elle structurée et comment fonctionne-t-elle ?


Diane Bittar : Les villes sont contrôlées politiquement et administrativement par les États fédéraux. Il y a un manque de décentralisation, et de pouvoir d’action données aux autorités locales. La planification urbaine est tenue par des agences paraétatiques (précepte repris de la colonisation britannique) qui sont en charge de développer des secteurs clés du développement urbain comme l’eau, les transports et le logement. Cependant, celles-ci ne sont pas connectées aux instances municipales. Tous les secteurs de la fabrique de la ville sont donc décorrélés et sont développés de manière indépendante par ces agences.

Les villes sont gouvernées par des plans directeurs réglementaires pour l'usage des sols, qui sont statiques et dépourvus de vision long terme. Actuellement, il n'existe pas de schéma global intégrant toutes les données urbaines (comparable au Schéma de Cohérence Territorial en France). Les municipalités disposent de peu de fonctions, de ressources financières et humaines, ce qui maintient leur faiblesse.

 

III. Focus sur des projets vertueux

 

Sciences Po Urba : Pourrais-tu nous présenter un projet/ une action/ une mission qui te tient à cœur pour illustrer comment faire de l’urbanisme en Inde ?

 

Un de mes projets préférés que j’ai suivi, est un projet de logement social à Pondichéry, dans la zone affectée par le tsunami de 2004. J’aime beaucoup ce projet, car il met les habitants au centre de toutes les décisions. Son objectif est de construire des logements sociaux sur plusieurs sites de la ville tout en rénovant les bâtiments existants. Sa principale force réside dans son approche par « acupuncture » : les habitants ont été consultés dès le commencement du projet afin de mieux comprendre leurs besoins. De petites interventions ont été réalisées, telles que la réparation de toits, l’ajout de toilettes ou encore l’agrandissement d’appartements.

En plus des logements, des équipements communautaires ont été intégrés dans les quartiers. Pondichéry a développé une méthodologie exemplaire pour ce projet. Actuellement en phase finale de réalisation, il bénéficiera à plus de 80 000 personnes.

Rénovation des infrastructures urbaines dans un quartier de Pondichéry. Diane Bittar

 


Sciences Po Urba : Dans quel domaine de l’urbanisme le pays fait preuve d’une grande ingéniosité ? Quelles initiatives en matière d’aménagement du territoire te paraissent inspirantes ?


Diane Bittar : Je pense que l’Inde fait preuve d'une grande ingéniosité dans la gestion des déchets avec son principe de ville « zéro déchet ». Indore, « la ville la plus propre d’Inde », en est un exemple remarquable. La municipalité y a instauré un système exemplaire de collecte des déchets au porte-à-porte, complété par un tri sélectif rigoureux grâce à l'installation de milliers de poubelles de tri dans les rues. Cette approche proactive et méthodique améliore considérablement la propreté urbaine tout en réduisant l'empreinte carbone de la ville grâce à une gestion plus efficace des ressources.

L'élément le plus marquant est la transformation de l'ancienne décharge de la ville en une immense centrale de biométhanisation. Cette initiative innovante résout non seulement un problème environnemental majeur en réduisant la pollution, mais elle utilise également les déchets pour produire de l'énergie propre, contribuant ainsi à la durabilité énergétique. De plus, l’espace autrefois occupé par la décharge a été transformé en un vaste parc public, offrant un nouvel espace vert aux habitants.

 

Sciences Po Urba : Quelle place occupe la société civile dans les projets que tu développes ? Dans quelle mesure la population est-elle intégrée à ces projets urbains ?


Diane Bittar : La plupart du temps, la société civile participe aux processus de développement des projets urbains. C’est une recommandation donnée par le gouvernement dans tous ses programmes. Cette participation peut se concrétiser par des ateliers ou des consultations publiques interactives.

Cependant, il est indéniable que l'inclusion de l'ensemble de la population n'est pas toujours assurée, les plus démunis étant souvent exclus du processus.

Dans le programme sur lequel je travaille, la participation citoyenne constitue une composante centrale des projets. Les résidents sont également consultés à la fin des projets afin d'obtenir leurs retours.


Exemple de concertation avec les habitants d’Amravati dans le cadre de la construction d’une crèche (projet avec l’AFD). Diane Bittar

 

Sciences Po Urba : Souhaiterais-tu partager avec nous une réflexion ?


Diane Bittar : Peut-être un petit mot sur le patrimoine architectural, qui reflète selon moi, l'histoire pluriséculaire et la diversité culturelle de l'Inde. L'Inde possède une diversité architecturale remarquable, mêlant des influences mogholes, une architecture coloniale, des temples hindous, etc. Cependant, le pays n'a pas encore pleinement pris conscience de la richesse de son patrimoine. De nombreux bâtiments sont en ruine, malgré quelques tentatives de rénovation des centres historiques qui n'ont pas toujours su préserver le charme et les techniques ancestrales. Il y a, à mon avis, un potentiel considérable à explorer dans ce domaine.



Redéveloppement d'un Baoli (puits traditionnel indien), dans le centre historique de Jodhpur. Diane Bittar

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